Éditorial
Pour Souleymane Bachir Diagne, s’il y a un lieu dans lequel l’humanité se regarde elle-même en tant qu’humanité, dans son universalité entendue comme pluralité, c’est bien le musée. Tout en nous rappelant quela construction des musées s’est faite historiquement sur fond de violence, il s’agit pour lui de partir de ce que sont ces musées aujourd’hui, pour mettre en dialogue des biens culturels produits par l’humanité. Pour le philosophe, le musée n’est rien moins qu’un espace d’éducation de l’humanité à sa propre humanité.
Julie Sissia
Arts d’Afrique : déterritorialisations-reterritorialisations
Terroirs, exils et significations[1]
Le titre de ma conférence, « Arts d’Afrique : déterritorialisations-reterritorialisations », vise à mettre en avant l’importance de la notion de terroir. Parler du terroir d’un objet africain ne consiste pas seulement à évoquer son lieu géographique de provenance, mais aussi la cosmologie qui est à l’origine de sa création. Le terroir se compose donc du territoire et de la cosmologie, ou vision du monde.
Je veux parler de l’arrachement des objets africains de leur terre d’origine en termes de déterritorialisation pour indiquer justement qu’il ne s’agit pas seulement d’un déplacement, mais bien d’un véritable exilhors du terroir dans lequel ils puisent leur signification. C’est du terroir, et donc de la cosmologie qu’ils expriment et dont ils sont le langage visuel, que les objets se trouvent coupés.
Le livre que j’ai consacré à Léopold Sédar Senghor il y a une dizaine d’années, intitulé Léopold Sédar Senghor. L’art africain comme philosophie[2], proposait de comprendre la pensée de Senghor avant tout comme philosophie des arts africains. Lorsque Senghor est arrivé en France, il passait pratiquement chaque semaine au musée du Trocadéro pour voir les objets d’art africains. Cette inspiration lui est restée. Il s’agissait alors pour moi de comprendre sa lecture des objets d’arts comme une véritable herméneutique du langage pour construire la philosophie qu’ils traduisent. Les objets d’art expriment une philosophie dans leur propre langage plastique.
Ce livre et cette idée sont à l’origine de ma rencontre avec l’écrivain et économiste Felwine Sarr et l’historienne de l’art Bénédicte Savoy, alors qu’ils consultaient largement la communauté scientifique et les professionnels des musées sur les différentes dimensions de la restitution telle qu’elle fut relancée par le président Emmanuel Macron en 2017. Leur intérêt pour cette idée d’objets porteurs d’une vision du monde, qu’ils ont placée au cœur de leur réflexion, a été déterminant pour prendre toute la mesure de ce que signifie le patrimoine à restituer. Il l’a été aussi pour prendre toute la mesure de la violence symbolique des déterritorialisations.
Déterritorialisations
Établir la provenance des objets qui se sont ainsi retrouvés dans les musées européens, puis occidentaux plus généralement, demande ainsi de revenir aux faits d’histoire et de se confronter au passé colonial.
Ainsi en est-il de l’expédition Dodds, saint-louisien, métis et signare, qui a mis fin au royaume du Dahomey fondé au XVIIe siècle sous le règne du roi Béhanzin. Le général a mené de 1892 à 1894 la conquête, commencée dès 1890, qui s’est achevée par la défaite suivie de la mise à sac du royaume. Là se trouve l’origine des vingt-six pièces qui sont passées du musée du Trocadéro aux collections du musée du Quai Branly-Jacques Chirac, avant d’être restituées en 2021 au Bénin, à la suite de l’engouement qu’avait suscité un premier prêt. Citons aussi le sabre d’El Hadj Oumar Tall (m. 1864) restitué au Sénégal, exposé au musée des Civilisations Noires de Dakar. Les pièces connues comme les « Bronzes du Bénin », quand bien même ces pièces ne sont pas toutes en Bronze et alors que le royaume du Bénin se trouvait dans le Nigéria actuel, constituent un exemple saisissant. Ils proviennent d’une expédition coloniale britannique menée en 1897. Cette expédition punitive avait pour objectif la destruction, en combinant incendies et pillages. L’Oba fut destitué et les « bronzes » pris comme butin de guerre. Cependant, l’art de ceux qu’on ne pouvait plus tenir pour des « sauvages sans culture » n’a pas manqué de susciter un certain émerveillement. Aujourd’hui encore, il s’agit du plus précieux des trésors africains, auquel on s’accroche quand il est question de restitution. Un tel contexte donne tout son sens au geste du gouvernement allemand de restituer ces « bronzes » au Nigéria et d’inscrire l’opération dans un projet de coopération culturelle et muséale.
La provenance, une justice en deux sens
Dans ces cas-là, il est indéniable que ce patrimoine est un butin de guerre. La question de la provenance est simple. Cependant, il y a aussi de faux achats derrière lesquels la violence coloniale se profile. Cette histoire a été racontée dans L’Afrique fantôme de Michel Leiris, retraçant le parcours d’un ethnologue venu en pays Dogon, et tombé amoureux de l’un de ses fétiches. Face aux protestations de la population lorsqu’il s’empare de cet objet, il s’est contenté de leur jeter quelques pièces en guise d’achat. Certains de nos collègues, des chercheurs, ont ainsi simplement prétendu être guidés par l’intérêt scientifique. Mais, derrière leur science se profilait toute la fosse de l’administration coloniale. Ce faux achat n’a pu avoir lieu que parce qu’il s’adossait à une violence coloniale structurelle.
Mais, en troisième lieu, il y a aussi de vrais achats. Il ne faut pas tomber dans l’idée simpliste selon laquelle si un objet se retrouve aujourd’hui dans un musée en Occident, c’est qu’il a été arraché par des moyens violents et illégaux. Il y a évidemment des objets dont on sait parfaitement qu’ils ont été obtenus par une violence plus ou moins ouverte, en tout cas symbolique, dans le cadre du colonialisme. Néanmoins, l’espace colonial n’était pas simplement un espace mettant face à face des colonisateurs brutaux et des colonisés opprimés. Il fut aussi un espace d’échange et de transaction, un « troisième espace » selon l’expression d’Homi Bhabha, au sein duquel se sont rencontrées différentes cultures. Certains objets ont été légitimement acquis par leur nouveau propriétaire.
Ainsi, la question de la provenance est une question de justice en deux sens. Il s’agit d’abord évidemment de réparer la violence coloniale qui a sévi, et a expliqué la présence d’un certain nombre d’objets dans les collections européennes. Mais, il s’agit aussi de rendre justice à ceux qui ont acquis des objets de la manière la plus légitime, et qui ont besoin que cette légitimité soit reconnue. C’est ainsi qu’il faut comprendre notre mission.
Reterritorialisations
Il s’agit désormais de bien comprendre cette notion de reterritorialisation. Comment reterritorialiser après avoir déterritorialisé ? Une fois que la restitution a été accordée, où faut-il ramener ces objets ? La question n’est pas simple. Le palais du roi Béhanzin, pillé par l’expédition Dodds, n’existe plus. La proposition de ramener les « bronzes du Bénin » au palais de l’Oba fut quant à elle l’objet de controverses. On ne peut pas seulement considérer l’opération de restitution comme le retour de l’objet à son lieu d’origine, et par là comme la simple annulation d’une première opération de transfert violent.
Nous pouvons alors envisager que ces objets se retrouvent dans un musée national. Leur reterritorialisation prend ainsi la forme d’un partage plus large que celui de la signification qu’ils ont eue dans les terroirs où ils ont été créés. Voilà des questions importantes qui se posent aux États, mais aussi aux chercheurs, et qui vont probablement apparaître dans nos réflexions, nos travaux, au sein de notre conseil scientifique.
Il y a plusieurs manières de voir l’importance que la restitution peut avoir. Il y a, par exemple, pour des pays où ces objets manquent véritablement parce qu’ils avaient des fonctions importantes dans la société. Ici en Allemagne, on se souvient de cette scène symbolique du sultan du Bamoun s’asseyant sur le trône de ses ancêtres exposé dans un musée allemand. Ce trône a vocation probablement à retourner au Cameroun. Les pays africains doivent pouvoir se doter, comme tous les pays, d’infrastructures muséales et montrer leur propre patrimoine, d’abord à eux-mêmes afin de (re)découvrir et de se réapproprier ce patrimoine.
Objets nomades, une éthique du passage
Les déterritorialisations, les ouvertures de terroirs, ne se sont pas produites uniquement dans le contexte colonial. Sur le continent africain, des déterritorialisations chrétiennes et islamiques ont également eu lieu, entraînant des transformations des lieux de naissance des objets, qui ne sont désormais plus les mêmes. Il faut surtout tenir compte du fait que ces objets déterritorialisés n’ont pas perdu de leur signification. Ils ont également acquis des significations nouvelles.
Bénédicte Savoy et Felwine Sarr ont donné une place très importante au discours tenu par le directeur général de l’Unesco, Amadou-Mahtar MBow, dans lequel il rappelle la chose suivante : ces objets d’art sont comme des rhizomes, et ont développé des racines partout où ils sont passés. Ils n’en sont pas moins enracinés en Europe où ils se sont trouvés à un moment donné, qu’en cette Afrique qui leur avait donné une signification. Ils sont devenus des objets nomades. J’ai été très attentif au sous-titre de leur rapport, intitulé : « Vers une nouvelle éthique relationnelle ». C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre le rôle de ces objets appelés à matérialiser une nouvelle relation entre le Nord et le Sud. Dans un texte sur la restitution, je les ai qualifiés d’objets mutants, c’est-à-dire d’objets qui ont vocation à garder leur signification nomade. Ils ont tenu d’autres langages, ont parlé à Pablo Picasso et à André Derain, et ont inspiré les révolutions du XXe siècle dans les arts contemporains. Ces objets, et c’est la position philosophique que je défends, ont vocation à unir, à tisser des liens avec l’Afrique, un continent qui de nos jours demande des partenariats d’égal à égal. Il est important que la restitution des objets d’art soit le symbole de ce partenariat nouveau, de cette relation émergeante que l’Europe veut établir avec l’Afrique au-delà du contentieux colonial.
Souleymane Bachir Diagne
Souleymane Bachir Diagne est professeur de philosophie et d’études francophones à l’Université Columbia (New York). Né à Saint-Louis du Sénégal, il a enseigné à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar puis à Northwestern University avant de s’installer aux États-Unis. Président du Conseil scientifique du Fonds de provenance franco-allemand, il participe à la réflexion collective sur la création d’un dialogue culturel international. Ses propres travaux philosophiques sur la traduction, ainsi que sur l’élaboration d’un nouvel universalisme décentré en constituent des jalons essentiels.
[1] Cet article est tiré de la conférence inaugurale prononcée à l’occasion du lancement du fonds franco-allemand de recherche sur la provenance des objets d’Afrique subsaharienne, le 19 janvier 2024 au Centre Marc Bloch à Berlin. L’auteur remercie Margaux Souyris et Anouk Rogel pour l’édition de ce texte.
[2] Souleymane Bachir Diagne, Léopold Sédar Senghor. L’art africain comme philosophie (2007), Paris, Riveneuve, 2019.
Bibliographie
Jack BERESFORD, « African King Visiting European Museums Sits on Throne Taken from Ancestor », Newsweek, 16 juin 2023.
Disponible en ligne : newsweek.com/african-king-visiting-european-museum-sits-throne-1807222
Homi K. BHABHA, Les Lieux de la culture. Une théorie postcoloniale (1994), Paris, Payot, 2007.
Souleymane Bachir DIAGNE, Léopold Sédar Senghor. L’art africain comme philosophie (2007), Paris, Riveneuve, 2019.
« Musée des mutants », Revue Esprit, n° 7, juillet-août 2020, dossier Depuis l’Afrique.
Michel LEIRIS, L’Afrique fantôme (1934), Paris, Gallimard, 1988.
Amadou-Mahtar MBow, Pour le retour, à ceux qui l’ont créé, d’un patrimoine culturel irremplaçable. Appel du Directeur général de l’UNESCO, Paris, 7 juin 1978.
Disponible en ligne : unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000035390_fre
Thomas ROGERS, Rahila LASSA, et Alex MARSHALL, , « How Germany Changed Its Mind, and Gave the Benin Bronze Back », The New York Times, 20 décembre 2022.
Disponible en ligne : nytimes.com/2022/12/20/arts/benin-bronzes-nigeria-germany.html
Felwine SARR et Bénédicte SAVOY, Restituer le patrimoine africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle, Paris, Seuil, 2018.